Rescapée des camps de concentration, Lili Leignel
livre son témoignage aux élèves de CM2
Publié le 6 juillet 2021.
France, 1940. à Roubaix où elle habite avec ses parents et ses deux petits frères, Lili, 8 ans, voit défiler les soldats allemands casqués, fusil à l’épaule.
« Nous les enfants, ils nous effrayaient », se souvient-elle. Parce que sa famille est juive, elle porte une étoile jaune. Les adultes perdent leur situation et n’ont donc plus d’argent pour faire vivre leur famille. Aller aux parcs, avec les autres enfants ? C’est interdit aux Juifs et rappelé par une pancarte que l’on retrouve dans les stades et autres lieux publics…
Des élèves attentifs
A l’école les Viviers, en cette belle matinée ensoleillée de 2021, les enfants de CM2 écoutent attentivement la dame d’aujourd’hui 89 ans, stupéfaits. Les
enseignantes – dont la directrice de l’école primaire Florence Lestoquoy, à l’origine de la venue de Lili Leignel – et les élus du conseil municipal, s’ils ont bien une petite idée de la suite du récit, n’en sont pas moins concentrés et émus.
Cheveux blancs, un doux sourire posé sur des lèvres toujours colorées, le ton posé, Lili Leignel poursuit son récit. Cachés quelques années par des familles
courageuses suite aux conseils du curé de la paroisse Saint-Antoine, les enfants Keller-Rosenberg (le nom de jeune fille de Lili Leignel) finissent par retrouver leurs parents en 1943. « Ils ont pensé qu’il n’y avait plus de risque, à tort. Il y avait des familles exceptionnelles pour cacher les Juifs malgré les risques de déportation. D’autres pour dénoncer et s’accaparer les biens, les maisons. »
Le 27 octobre n’est pas un jour ordinaire. C’est l’anniversaire de Charlotte, la mère. Joseph, le père, est allé chercher fleurs et gâteau. « Nous, les enfants, avions fait de beaux dessins, préparé les récitations », poursuit Lili Leignel. Mais la famille Keller-Rosenberg n’en fera rien : à 3 heures du matin, la police militaire entre au domicile avec fracas et embarque la famille. Lili a 11 ans, Robert 9 ans et André 3 ans. « Mon tout petit frère avait un canard en
bois sur roulettes qu’il a pris sous le bras. »
Séparés du père
A la prison de Loos, le père est séparé. Les enfants ne comprennent pas encore qu’ils sont en prison parce qu’ils sont Juifs. Direction la Belgique. A Malines, il faut se mettre nu devant des SS goguenards, or « à l’époque nous étions très pudiques, se souvient Lili Leignel. Je n’avais même jamais vu maman nue. Ils nous ont fait écarter les jambes pour s’assurer que nous ne cachions pas d’objets précieux, comme des bijoux ». Ce n’est que le début.
Les personnes sont entassées par 100 dans des wagons à bestiaux pouvant contenir 8 chevaux. « Il y avait au milieu le seau hygiénique, que l’on utilisait devant tout le monde durant les plusieurs jours du trajet. » Arrivés au camp de Ravensbrück où ils sont toujours des enfants, Lili, Robert et André sont effrayés par les chiens – une peur que Lili Leignel a conservé jusqu’à aujourd’hui.
On leur rase la tête et on leur donne des vêtements de bagnards, ainsi qu’un numéro à apprendre par cœur en allemand : « Si vous ne répondiez pas à
l’appel, vous étiez fouetté. »
Rester « dignes »
La famille prend place dans l’un des 32 blocs, des bâtiments rectangulaires en bois contenant des châlits, étroites couchettes de trois étages. La mère
occupe le bas avec le petit André, Lili celle du milieu avec Robert et au dessus se trouve Martha Desrumeaux, figure du mouvement ouvrier et résistante
communiste. Geneviève de Gaulle, résistante et nièce du général et Jacqueline d’Alincourt seront aussi, un moment, dans ce bloc.
Au fil de l’arrivée des trains, il faut de plus en plus se serrer dans les couchettes, dont il faut s’extirper tous les jours à 3h30 le matin lorsque la sirène retentit. « Nous avions encore les yeux embués de sommeil, confie Lili Leignel. Nous avions le droit de faire une petite toilette mais comme il n’y avait pas assez de points d’eau pour tout le monde et pour éviter la bousculade, maman nous faisait nous lever plus tôt et nous disait « On nous a tout pris mais soyons dignes. Pour être digne, il faut avoir l’air correct ». »
« Des femmes se pinçaient les joues »
L’appel dure ensuite des heures, car si certaines ne répondent pas il faut attendre de savoir pourquoi. Même si la réponse ne change jamais. Les manquants sont soit trop faibles pour se lever, soit décédés. Debout tout ce temps et pris de fatigue, si un déporté met un pied devant l’autre, les chiens
sont envoyés pour mordre. « Des femmes se pinçaient les joues sans que je sache pourquoi. J’ai ensuite compris que c’était pour se redonner de la couleur car les plus fatiguées étaient mises de côté on ne les revoyait jamais. »
Les femmes partent ensuite au travail, où la maman de Lili s’inquiète chaque jour puisqu’elle ne sait pas si elle retrouvera ses enfants le soir, « les nazis pouvaient en retirer d’un bloc la journée et ils ne revenaient pas ». Les enfants ne jouent plus. L’hiver jusqu’à -30°C, ils tentent de se protéger du froid
avec leur simple robe. Ils tuent leurs poux et luttent contre les maladies. La nuit est peuplée des cris de cauchemars, des toux des tuberculeux, du râle des mourants.
Les déportées aident les femmes arrivées enceintes à accoucher dans la discrétion. Autrement les nazis noient les bébés en chronométrant afin de savoir combien de temps il faut à un nourrisson pour mourir sous l’eau.
Le camp de la mort lente
En février 1945, quelques blocs sont rassemblés sur la place du camp. Lili et sa famille embarquent de nouveau dans les wagons à bestiaux pendant
plusieurs jours. Arrivés à destination, la mère est réquisitionnée avec d’autres pour vider les wagons. Elle découvre avec stupéfaction que les bébés n’ont
pas survécu. Ils sont déposés dans des cartons et hissés dans les camions où, sans le savoir, les déportées les plus âgées s’asseyent pensant trouver un peu
de confort. Le camp de Bergen-Belsen approche en même temps qu’une odeur pestilentielle.
« On s’est dit qu’on allait sûrement vers la fin du monde, reprend Lili Leignel. Il n’y avait plus de châlits dans le bloc où il fallait enjamber les cadavres qui jonchaient le sol. C’était le camp de la mort lente, touché par une épidémie de typhus ».
L’enfant comprend trop vite d’où vient l’odeur pestilentielle. Ramassés, les corps sont jetés dans de gigantesques fosses, aspergés d’essence et brûlés par les nazis. Les enfants ne reconnaissent plus leur mère, allongée, étrange, faible. « Elle gisait là et on ne comprenait plus rien. » Charlotte, qui était restée si forte jusque là, a attrapé le typhus.
Sauvés de ne plus savoir manger
Un jour, la porte du bloc s’ouvre et les soldats sont différents. C’est le 15 avril 1945 et ils sont Anglais. « Je vois encore l’horreur dans leurs yeux, ils étaient perdus, ils ne savaient pas quoi faire. » Après plus d’un an avec deux quignons de pain noir et un peu de soupe au rutabaga – essentiellement de l’eau – pour seule nourriture journalière, Lili et ses frères sont sauvés de ne plus savoir manger. Le pain distribué par les Anglais leur sert d’oreiller. « On ne le savait pas mais quand on reste si longtemps sans manger, il faut doucement réapprendre, explique-t-elle. Certains se sont rués sur la nourriture et il y a encore eu des milliers de morts ».
Petit à petit, les retours des survivants sont organisés vers leurs pays d’origine. Lili et ses frères reprennent les wagons à bestiaux, qui cette fois s’arrêtent le soir pour que les passagers mangent et se reposent. A la gare de Bruxelles, les familles se retrouvent et s’embrassent. Les enfants Keller-Rosenberg, eux,
s’arrêtent à Paris, direction l’hôtel Lutetia. Nouvelles embrassades. « Il y avait aussi de nombreuses familles venues nous accueillir avec les photos de leurs déportés, pour savoir si on les reconnaissait. » Mais à un moment, l’hôtel se vide et l’effervescence retombe.
L’absence des parents
Personne n’est venu chercher les enfants Keller-Rosenberg. « On était contents d’être libérés et en France mais en même temps si tristes… On pensait que si c’était pour rester orphelins, ça ne valait pas le coup de vivre. » Une assistante sociale prend pitié d’eux et demande à son frère de les accueillir. « Ce qu’il a fait avec grand cœur, poursuit Lili Leignel. Tous les soirs, il nous prenait sur son dos pour nous amener dans nos chambres ».
La jeune fille se souvient soudainement avoir un oncle et une tante dans les Deux-Sèvres. Le contact est pris et ils viennent les chercher, heureux de les retrouver. Mais les enfants ont besoin de docteurs et de soins. « La Croix rouge nous a placés dans un préventorium à Hendaye. »
Jusqu’à ce beau jour où la porte de leur chambre s’ouvre pour laisser apparaître Charlotte, la maman. « Elle ne faisait plus que 27 kilos mais elle était là ! » La famille finit par revenir dans le Nord et retrouve sa maison de Roubaix. « Il n’y avait plus rien, se souvient Lili Leignel. Tout avait été pillé. Alors nos voisins se sont organisés. Ils n’étaient pas bien riches mais chacun ramenait ce qu’il pouvait. C’était offert avec tant de cœur que ça a réchauffé le nôtre. On pensait alors que papa allait rentrer que nous pourrions reprendre notre vie ».
Mais Joseph Rosenberg a été assassiné à Buchenwald. « Il a tenu le coup jusqu’à deux/trois jours de la libération du camp. Les nazis l’ont pris avec d’autres et les ont mitraillés à l’extérieur. »
Les petits messagers de Lili
Veuve, Charlotte doit élever seule ses trois enfants malades. « Nous étions traumatisés et nous ne pouvions pas en parler. Si des fois nous le faisions, les gens mettaient en doute ce que nous disions ». Jusqu’à l’arrivée des négationnistes.
« Ce n’est pas facile d’en parler », mais Lili Leignel se saisit tout de même d’une mission : rencontrer les enfants et leur raconter, « je veux être partout, il faut savoir. Il faut parler à l’infini des millions de morts dans les camps, combattre l’antisémitisme qui perdure, le racisme, la xénophobie ». « Moi je ne suis plus toute jeune, abonde Lili Leignel. Vous êtes mes petits messagers ! »
Toujours captivés après plus d’une heure de récit que Lili Leignel tient toujours à faire debout, les élèves de CM2 ont plein de questions à lui poser. Certains se demandent ce que sont devenus les petits frères. « Robert et André vivent dans le sud de la France, répond Lili. Ils ne peuvent pas témoigner car c’est dur, tout le monde ne peut pas le faire. Ils voudraient que je les rejoigne mais ma mission n’est pas terminée ! »
Des livres pour tous publics
Officier de la Légion d’honneur, Lili Leignel compte désormais des dizaines et des dizaines de milliers de petits messagers à travers la France, mais
surtout dans la région où elle se déplace infatigablement dans les écoles, collèges et lycées. En 2019 a été inauguré à Halluin le collège Lili Keller-Rosenberg. Dans une librairie où elle devait dédicacer un ouvrage de 10h à 13h en mai, la séance a finalement duré six heures avec jusqu’à deux heures de file d’attente !
Pour différents publics en fonction de leur âge, elle a publié Je suis encore là (2017) et Et nous sommes revenus seuls (2021). En cours de finition, J’avais votre âge s’adresse aux enfants de l’école élémentaire et sera, comme les autres, abondamment offert aux établissements scolaires, dont un exemplaire à la médiathèque de l’école Les Viviers. Les élèves de CM2 ont offert à Lili Leignel ses fleurs préférées : des orchidées.